C’est le lieu maintenant de clarifier une énigme qui aura fait couler beaucoup d’encre : il s’agit de l’histoire biblique du Déluge. Plusieurs auteurs ont tenté une explication, mais jamais aucune d’elles n’a paru satisfaisante. Pour bien comprendre l’histoire du déluge, il aurait fallu préalablement parfaitement connaître la géographie de la vallée du Nil. Cela dit, le déluge biblique n’est pas le seul que rapporte l’histoire des mythologies, bien qu’on remarque que ces histoires ont été principalement l’œuvre des peuples pratiquant l’agriculture et vivant du fruit des champs dont la fertilité dépendait de la crue d’un fleuve. Nous nommerons par exemple les déluges des traditions sumérienne (Ziusudra) et grecque (Ogygès).
C’est en 1914 qu’un archéologue nommé Arno Poebel réussit à déchiffrer une tablette cunéiforme sumérienne relatant le mythe du Déluge. Ce texte provenait des fouilles conduites dans l’antique bibliothèque du roi Assurbanipal à Ninive et se trouvait dans un état de détérioration relativement avancée. On situait sa rédaction autour de 2600 avant l’E.E. Aucun doute ne fut permis quant au sens du récit qui s’y dévoilait. Ce texte sumérien fut repris par les Assyriens dans la fameuse Épopée de Gilgamesh. Le texte déchiffré par Poebel mettait en scène un homme nommé Ziusudra, le modèle du Noé biblique (?). Ce dernier, ayant été informé en songe que le genre humain allait disparaître dans un déluge, construisit un grand navire et y fit monter sa famille, des oiseaux et des animaux de chaque espèce. Le déluge se produisit. Quand les eaux eurent baissé, Ziusudra débarqua sur une montagne et fut enlevé au ciel.
S’agissant du Déluge d’Ogygès, on peut retenir ce qu’en dit Antoine Banier : « Il n’y a rien de plus obscur dans les antiquités de la Grèce, que l’histoire d’Ogygès et du Déluge qui arriva de son temps. Ce prince était-il originaire de la Grèce ou était-il étranger ? En quel temps vivait-il ? Qu’est-ce que le déluge qui arriva sous son règne ? Voilà trois questions qu’il n’est pas possible d’éclaircir. Les historiens Grecs disent qu’Ogygès régnait dans l’Attique et dans la Béotie, du temps que Phoronée, fils d’Inachus, gouvernait l’Argolide, et que ce fut de son temps qu’arriva le Déluge qui a porté son nom, dont Censorin place l’époque vers l’an 1200 avant la guerre de Troyes, mais il ne rapporte aucune autorité pour prouver ces faits. Les Marbres de Paros n’en disent rien, et cette célèbre chronique ne commence qu’à l’arrivée de Crecops dans la Grèce. Ce que les Anciens disent du Déluge qui arriva en son temps n’est pas plus certain. Strabon prétend qu’il fut l’effet du débordement du fleuve Colpias; comme si les eaux de cette petite rivière avaient pu croître jusqu’à inonder la Béotie et l’Attique. Disons avec plus de vraisemblance que comme la Béotie est un pays environné de montagnes, dont le milieu est un vallon, il s’y était formé un lac qui n’avait d’issue que par les canaux souterrains que la nature y avait ménagé, et par lesquels les eaux s’écoulaient à travers le mont Ptoüs; et que ces canaux s’étant bouchés par les écroulements des terres voisines, les eaux qui vinrent des montagnes voisines, et qui se trouvèrent peut-être encore augmentées par des pluies abondantes, ou par la fonte des neiges, qui grossirent considérablement le fleuve Colpias, remontèrent et se jetèrent dans les campagnes voisines qui furent inondées. Voilà quelle fut sans doute la cause de ce Déluge, et le curieux Woeler, qui dans son voyage de la Grèce eut occasion d’examiner ce lac et ses issues, convient qu’il ne peut être arrivé autrement » (Antoine Banier, La Mythologie et les Fables expliquées par l’histoire, pp. 54-55).
Rapporté à la vallée du Nil, Fulcran Vigouroux rappelle premièrement que : « Pline, dans un passage très connu, dit que l’Égypte, si le Nil n’atteint que douze coudées à l’époque de l’inondation, souffre de faim; elle a faim encore à treize coudées, mais elle est joyeuse à quatorze, en sécurité à quinze, et dans les délices à seize » (Fulcran Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes en Palestine, Égypte, …, p.158).
Jean-Baptiste Le Mascrier offre la description de la vallée du Nil pendant la période de l’inondation : « L’inondation dure ordinairement depuis le 20 de Juillet jusqu’au commencement de Novembre, que les terres commencent à se découvrir. À l’égard de l’accroissement, il ne passe pas communément le 24 de septembre. En l’année 1702, on regarda comme un prodige que le Nil se fut soutenu jusqu’au 25 d’octobre. Il est vrai que je l’avais vu croître autrefois jusqu’à la Saint-Denis (9 octobre), mais on ne se souvenait pas qu’il eût jamais conservé sa hauteur jusqu’à une saison si avancée. Aussi commençait-on à craindre qu’on n’eût pas le loisir de semer. Mais le mois de Novembre dissipa toutes ces inquiétudes, et l’on eut le temps de confier au limon du Nil toutes les semences. Quoiqu’il en soit, le 24 de Septembre[1], jour auquel l’Église copte célèbre la fête de la Croix, les prêtres d’une certaine église du vieux Caire, après avoir célébré la Messe, se rendent en cérémonie sur les bords du Nil. Là ils commencent par rendre grâce à Dieu de l’inondation; après quoi il jette une croix de bois au milieu du fleuve, comme s’ils voulaient lui marquer le dernier terme de son accroissement. Les Turcs eux-mêmes assistent à cette cérémonie. La vue de l’Égypte au temps de l’inondation est sans contredit un spectacle des plus charmants du monde. C’est alors que du haut des montagnes on découvre une vaste mer, d’où s’élèvent des villes et des bourgades sans nombre, qui n’ont de communication entr’elles que par des chaussées élevées à ce dessein. Les eaux quelques fois sont si abondantes qu’elles inondent les chaussées mêmes, alors la communication se fait par bateaux, et ce n’est pas un médiocre agrément de voir tout le pays couvert d’un nombre infini de ces maisons flottantes. Telle est la situation de l’Égypte dans les mois de Septembre et Octobre. La scène change à la fin de Novembre. Alors les yeux se promènent sur une prairie universelle, qui au mois d’Avril fait place aux prairies jaunissantes et aux épics dorés » (Jean-Baptiste Le Mascrier,Description de l’Égypte…, pp 70).
Cette description offre le paysage qui devait être celui de la vallée du Nil de la saison Akhet au temps des Pharaons. La montée des eaux donnaient des habitations l’impression de maisons flottantes. À ces occasions, on conservait les graines de blé et d’orge dans des greniers étanches, surélevés au dessus des eaux, montrant plusieurs étages, et dans lesquels on faisait également entrer les animaux du pâturage qui chômaient pendant toute la période que durait l’inondation.
La fabrication de ces greniers et l’étanchéité qu’ils requéraient demandait la même technique employée pour la fabrication des embarcations qui sillonnaient le Nil pendant cette période. Ceci permet déjà d’établir un lien entre l’arche de Noé et les greniers africains. Ce lien sera bientôt renforcé.
L’abbé Douillard décrit un grenier kémit d’après les peintures de Beni Hassan. Il note : « Le grenier est rectangulaire; il se compose de quatre murs d’enceinte, surélevés aux quatre angles; ces quatre cornes d’angle sont des moyens de protection. Une porte unique, placée sur l’un des grands côtés, donne accès à la cour intérieure; en face se trouve quatre compartiments juxtaposés, destinés à recevoir le grain; à gauche, en entrant, au fond de la cour, un escalier, d’une organisation tout à fait primitive, conduit sur une plateforme percée de quatre trous qui correspondent aux quatre compartiments du grenier; c’est par ces orifices que s’opéraient le chargement. Le débit s’opérait par les quatre petites fenêtres verticales qui correspondent au quatre compartiments. Ces fenêtres étaient gardées par des fermetures pleines, ouvrant à guillotines; on devait monter sur la plateforme pour les faire fonctionner » (Cité par Fulcran Vigouroux inLa Bible et les découvertes modernes en Palestine, Égypte…, p.156). Cette description pourrait bien correspondre à l’idée qu’on se fait de l’arche de Noé.
Quoi qu’il en soit, il est bien établi que le terme arche provient du latin arca signifiant coffre, cercueil. Si l’on considère maintenant la cérémonie que relate J.-B. Le Mascrier dans la description qu’il fait de l’Égypte au temps de l’inondation, on peut voir que les prêtres coptes, à la date de l’équinoxe de Septembre, jettent une croix au milieu du Nil. Est-ce la résurgence de l’ancienne Passion d’Osiris retranscrite dans le Christianisme copte ? La réponse est oui en lisant Arnaud de Raulin et al. qui affirment que : « la fête de la Croix est la christianisation du jour où la crue du Nil atteignait son plus haut niveau » (Arnaud de Raulin et al., Droit, culture et minorités, p.236). Ce jour-là c’est Osiris que l’on jetait dans le fleuve, imitant le geste perpétré par Seth et les conjurés que rappelle le récit initiatique. Le lit du fleuve encore gonflé emportait alors le coffre (incarné dans une croix ansée, symbole d’Osiris) jusqu’aux limites du Delta.Rendu là, on fait remarquer que le roi de Byblos de la Passion d’Osiris n’est qu’une allégorie qui désigne Hâpy, le neter du Nil, car faut-il le rappeler, « le papyrus est un jonc, que les Grecs appelaientBiblus, note James Bruce. Il n’y a nul doute qu’il ne fût très anciennement connu en Égypte, puisque Horus Apollo nous apprend que les Égyptiens voulant prouver l’antiquité de leur origine, représentaient un fagot de papyrus, parce qu’ils prétendaient que c’était la chose dont ils s’étaient nourris avant de connaître l’usage du blé » (James Bruce, Voyage en Nubie et en Abyssinie, tome 5, p. 11).
La locution « roi de Byblos » vient du fait qu’Hâpy montre une couronne de papyrus (byblus) sur la tête. Le palais du roi de Byblos évoque Per Aa, la Grande Maison, ainsi que l’on désignait à la fois le Pharaon et le palais qu’il habitait. Le pilier ou colonne que forme Osiris dans le palais du roi de Byblos n’est autre que celui qui figure la Sémataouy (l’unification des Deux-Terres) auquel est jointe la personnification du Nil, c’est-à-dire Hâpy lui-même.
On trouve à Kemet des piliers héraldiques figurant des tiges de papyrus, symbole de la Basse-Égypte. Ce qui fait croire que le récit de la Passion d’Osiris rapporté par Plutarque aura pris naissance dans le Delta, région totalement inondée pendant la crue du Nil.
La saison Akhet, celle de l’inondation, était aussi reconnue comme celle du couronnement. Avec le retrait des eaux du Nil arrive la saison Peret, celle de l’émergence des terres, où l’on semait dans les champs fertilisés par le limon. C’est le temps où Seth découvre le corps sans vie d’Osiris dans les marais, le découpe en quatorze morceaux et le disperse à travers les Deux-Terres. Cette partie du récit mythologique correspond aux graines de blé sans vie, tenue dans l’obscurité des greniers (coffres), que l’on sortait à ces occasions et répandaient dans les champs des Sepaout(nomes, unités administratives), originellement au nombre de quatorze au moment de la première union.
L’arche de Noé figure les greniers, ces arca où l’on montait les animaux et recelait les graines pour les prochaines récoltes, en attendant la fin de la saison de l’inondation. C’est ainsi que la notion d’arche doit être comprise. Elle renvoie au coffre d’Osiris, duquel ressortiront la végétation et les êtres vivants, il s’agit de l’archeus alchimique. Enfin, on notera que grenier public se dit arca anonnoe[2] en latin; est-ce là l’origine véritable du nom du personnage biblique ? Ce nom, traduit par Noah, n’a pas d’étymologie satisfaisante en hébreu. À Kemet, les greniers publics étaient ceux desquels on tirait le blé consacré au personnel du Sacerdoce[3].
[1] Jour d’équinoxe, le soleil est au Zénith de l’Équateur.
[2] J.B.B. Roquefort, Glossaire de la langue romane, p. 84.
[3] Jean-Jacques Champollion-Figeac, Égypte ancienne, p.87.