Bien comprendre la régulation sociale et politique, c’est montrer comment la dialectique ordre/désordre opère par le biais de cette mystique. En redécouvrant ainsi le jeu symbolique de l’ordre et du désordre dans la constitution de l’Etat traditionnel, nous mettons en musique les espoirs que peut offrir la mystique du pouvoir africain authentique dans le cadre de l’indispensable refondation de l’Etat moderne.
Cette mystique procède de la visée de cohérence de la théorie du droit et du pouvoir, confrontée à la Vérité générale de l’univers. L’enjeu de cette analogie, c’est bien la finalité poursuivie à savoir, la promotion de la « vie ».
A cela, il faudrait ajouter la spécificité de la fonction du roi qui s’accommode, dans tous les cas, d’une emprise de l’initiation sur l’ordre politique.
La philosophie du pouvoir traditionnel, du pouvoir authentique
Faute de n’avoir pas accordé assez d’importance au désordre, la société moderne, européanisée, occidentalisée ou en voie de l’être, subit le revers de ses manifestations sous la forme des crises toujours renouvelées, multiformes et complexes. Le seuil fatal des déséquilibres pouvant engendrer le « chaos » planétaire est désormais atteint sous tous les cieux et sur tous les plans : spirituel, moral, éthique, économique, politique, écologique, etc.
Il convient de rappeler que le pouvoir africain authentique exalte le pouvoir d’existence avant la volonté de puissance. Il ne s’agit pas d’asservir ou encore de dominer l’environnement, mais d’en faire une réserve disponible de matière, d’énergie et d’information afin qu’à l’éternité cosmique coïncide l’éternité sociale. L’Afrique a toujours eu conscience de la nécessité d’un développement durable depuis la nuit de ses temps.
La raison en est simple : nos ancêtres ont toujours intégré l’idée que l’ordre universel n’est pas immuable ; des perturbations contingentes intimement liées à la matière, doivent être reconverties en ordre. L’enjeu de la régulation sociale c’est d’y veiller avant que le seuil de perturbations n’engendre le chaos, en tenant compte de la sensibilité des systèmes complexes aux conditions initiales.
Combien de millénaires a-t-il fallu à la raison dominante pour rencontrer ce postulat de la dialectique ordre/désordre presque évident pour tout traditionaliste africain depuis toujours arrimé à la sagesse de l’univers et mimant, pour cette raison, ses rythmes pour mieux s’en approprier ?
C’est en des termes allusifs qu’on lit chez André Leroi-Gourhan et Jean Poirier ce qui suit :
« Tous les travaux et les activités humaines (…) rappellent le mouvement universel ; poterie, élevage, danse, musique, décoration, et notamment le forgeron − dont les cadences de soufflet et d’enclume ont créé la première danse (…) Le monde s’ordonne comme une vaste équation, l’animation humaine répond à l’animation de la nature, et chaque geste se prolonge à des précédents mythiques. Le monde négro-africain, qui apparaît à certains si simple est simple en effet, mais par l’effet de sa logique interne. Il est en apparence très compliqué ; la création prend un sens que l’on peut dire philosophique. L’Univers noir semblait brut ; il apparaît maintenant comme profondément élaboré. »[1]
Car en vérité, trop pressés d’en finir et l’expérience mythologique de l’Occident les y aidant, les rationalistes et philosophes de tous bords (Africains compris), ont évacué de la scène discursive africaine, l’enjeu du sacré et surtout sa finalité. Ils étaient convaincus, c’est le moins qu’on puisse dire, que les avancées technologiques de la science et l’audience servie par les religions « révélées » après tant d’exactions (complicité avec les régimes coloniaux, trahisons des leaders d’opinion, meurtres des initiés en série, pédophilie, homosexualité, etc.) suffiraient à offrir à l’homme tout le bonheur dont celui-ci rêvait.
L’idée générale ainsi manifestée était que toute forme de pensée mythologique était, a priori, prélogique et préscientifique. « Philosopher », au sens le plus noble du terme, renvoyait par conséquent à une orthodoxie platonicienne ou aristotélicienne : il convenait, pour être un philosophe ou un scientifique sérieux, de sortir au plus vite du cocon irrationnel de la pensée mythologique, d’où qu’elle vienne.
C’était malheureusement mal comprendre la portée scientifique et philosophique des mythes kamit qui conjuguaient la symbolique rituelle de la religion avec les principes cosmologiques de l’ordre universel. Le point de vue du savant Théophile Obenga est le suivant :
« La philosophie, au sens propre, a donc été pratiquée dans l’Egypte ancienne (…) Les anciens Egyptiens ont pensé l’être, la vie, la mort, etc. Ne réduisons plus leurs écrits importants à la seule dimension « sacrée », « religieuse ». Ayons assez d’esprit critique pour les comprendre autrement, désormais. »[2]
Nous partageons largement ce point de vue. Et pour cause : il est possible de donner à la symbolique religieuse un statut philosophique.
Ecrit par Mbombog Mbog Bassong
Extrait de LA PENSEE AFRICAINE, Kiyikaat Editions
[1] André Leroi-Gourhan et Jean Poirier, cités par Cheikh Anta Diop in : L’Afrique noire précoloniale, Paris, Présence Africaine, p. 64.
[2] Théophile Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique. 2780 – 330 avant notre ère, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 61.