C’est l’expérience personnelle qui m’a conduit à me servir de l’activité plastique comme moyen thérapeutique. Convaincu de l’intérêt de cette méthode d’approche, je l’ai étendue à quelques patients qui le veulent bien, mais sans la systématiser.
A la suite d’une longue analyse suspendue, pour « raisons financières », je me suis trouvé dans l’obligation de poursuivre ma thérapie par la voie de l’activité artistique. Cette solution s’est imposée à moi. Je me trouvais dans un état d’angoisse et d’agressivité où l’usage de la parole et son exploitation thérapeutique me paraissaient vaines. A l’origine donc de mon recours à l’Art comme moyen thérapeutique, il y a un désir inconscient de transgression de la pratique orthodoxe, transgression que je n’ai assumée pleinement qu’en faisant appel à la théorie analytique elle-même. C’est l’évocation du stade sadique-anal qui m’a convaincu du bien-fondé de ma démarche.
Si, pensai-je, après huit ans d’analyse, l’intérêt de la parole pâlissait à mes yeux pour laisser la place à l’agir, c’est bien parce que j’entrais régressivement dans la phase pré-verbale. Mon angoisse oedipienne ainsi apaisée, je résolus de m’installer tranquillement dans le stade anal que j’identifie à mon stade d’évolution.
L’intérêt heuristique que je ne soupçonnais pas, et que ma nouvelle pratique me fit découvrir, c’est la jouissance que procure la manipulation de la matière. La libre manipulation des peintures coulantes ou sous forme de bâton de craie ou pastel, m’a fait régresser (psychologiquement) à l’état de l’enfant jouant avec les substituts de ses matières qui, on le sait, symbolisent la mère phallique.
Je ne sais pas comment les peintres professionnels s’y prennent pour accéder d’emblée à la créativité. Quant à moi je restai longtemps sous la fascination de ces matières picturales, avec lesquelles j’entretins longtemps une relation de manipulation qui me procurait une immense jouissance.
Cette manipulation stérile, je l’identifiais comme une destruction dont la négativité finit par me culpabiliser. Devenu conscient de la toute-puissance de mes pulsions sadiques-anales, avec l’aide des acquis de la psychanalyse verbale, je m’efforçai alors de m’interdire la jouissance du « tout » et de préserver des « restes ».
La vérité m’oblige à mentionner que l’enseignement de Jacques Lacan et l’identification à ce maître, mari symbolique de mon analyste, m’y ont beaucoup aidé.
Je poursuivis mon activité artistique par « association libre » des matières pour la jouissance de détruire les formes que je faisais émerger. Mais à cette étape de ma pratique, ayant intégré le Verbe, je veillai à laisser des restes significatifs, en général des traces de visage. De là la dénomination de « beaux-restes » que je donne à mes tableaux.
Le Verbe est donc le principe fondateur de ces « restes » significatifs dont la fonction est de symboliser l’interdit. C’est ainsi que l’activité artistique authentique introduit le créateur à un système symbolique articulé sur sa propre expérience, système symbolique dont l’intériorisation à la faveur de l’interprétation va structurer son « moi » préverbal et le faire accéder de plain-pied au champ verbal.
Ce point de vue thérapeutique se fonde sur l’idée de la nécessité de la régression dans certains cas. Il postule un « défaut » dans l’évolution du patient. Cette demande régressive pourrait (pourquoi pas) « descendre » jusqu’au stade oral dont le mode d’être n’est pas sans conditionner celui du stade anal, dans l’intérêt supérieur d’une restructuration de la personne, restructuration où l’analysant serait appelé à jouer un rôle actif au lieu de subir l’éducation comme cela se passe généralement.
Comme on le voit, il ne s’agit pas de réformer la psychanalyse ni de créer un autre type de thérapie. Une quête légitime de « bien-être » nous a conduit à prendre en compte la théorie d’évolution de la personnalité telle que le créateur de la psychanalyse l’a dégagée. Ce retour à Freud a eu pour nous des effets positifs, c’est pourquoi nous avons commencé à l’appliquer à nos patients.
L’introduction de l’activité plastique dans la psychothérapie n’est pas sans poser problème.
La plupart du temps les patients adultes hésitent au départ. Il semble qu’ils aient honte de devoir s’abaisser à ce niveau supposé réservé aux « tout-petits » ? « A mon âge ! » les entend-on souvent murmurer.
Toutefois, en progressant dans leur psychothérapie, ou parce que justement elle ne progresse pas, ils feront à un moment donné l’expérience qu’un noyau de leur personnalité, responsable de leur pathologie, échappe au filet de la parole et exige la médiation du geste susceptible de favoriser la décharge motrice de leur sadisme refoulé.
Dans ces moments-là, une patiente européenne, d’une quarantaine d’années, que nous appellerons Georgette éprouva d’elle-même le besoin de représenter les figures qui hantaient ses nuits et l’empêchaient de dormir en paix. Des êtres fantomatiques qui se projetaient sur les portes et fenêtres et donnaient l’impression de faire intrusion dans sa chambre. Elle allumait la lumière, pour se rendre compte qu’il n’en était rien.
Après une analyse axée sur ces représentations qui la renvoya à un viol collectif qu’elle avait subi plusieurs années avant, ses hallucinations hypnagogiques disparurent mais elles furent relayées par une angoisse de « mort brutale » qui se traduisait souvent par la peur d’être écrasée par un engin de mort, sorte de corbillard ambulant, conduit par un homme sans visage, noir de peau.
Associant sur la représentation plastique qu’elle fit de ce fantasme, elle en vint à parler de ses rapports avec son père, qu’elle jugea « anéantissant » pour elle. Elle n’avait jamais pu exister devant ce père, un homme sadique, selon elle, et qui ne reconnaissait aucun droit à l’enfant qu’elle était. L’image de ce père intrusif, sadique, se projette inéluctablement sur la personnalité des rares hommes qu’elle a connus ( elle a 47 ans) en compagnie desquels elle s’est sentie comme un « presque rien », constamment angoissée et au bord de l’évanouissement.
Dans la tranche actuelle de son analyse, notre patiente a pris une claire conscience de ses pulsions sadiques refoulées. Elle reconnaît qu’elles devraient être initialement dirigées contre son sadique de père et que c’est parce qu’elle identifie les hommes en général à son père qu’elle a des rapports sadiques avec eux.
Elle n’aurait pas de fantasmes sexuels. Les fantasmes de sodomie et de fellation dont parle la littérature érotique, elle ne les connait pas. Elle n’a qu’une pulsion : celle de tuer son partenaire. Pour se défendre, pour se venger. Car elle est convaincue que si elle ne tue pas l’Autre, il la tuera. C’est pour cela qu’elle évite les liaisons et qu’elle préfère vivre toute seule.
Fort de l’expérience de l’analyse des difficultés sexuelles d’un de nos patients, que nous avons eu la chance de résoudre grâce à la médiation de l’activité plastique, nous caressons l’espoir d’aider, par cette voie, cette charmante dame, à se réconcilier avec l’autre sexe et à connaître les plaisirs de la chair.
Nous lui avons donc proposé d’utiliser l’activité plastique comme moyen d’expression systématique de son inconscient et d’entrer en relation par le dessin avec l’objet interdit : le pénis.
La tentative qu’elle fit seule, chez elle , en fin de semaine, fut une catastrophe, me rapporta-t-elle. A peine avait-elle fait la représentation du pénis qu’elle fut envahie par une vague d’angoisse indicible. Les efforts désespérés qu’elle fit pour exorciser la panique où l’avait mis le pénis dessiné, la conduisirent bientôt à transformer celui-ci en un canon monté sur deux roues . « Ce fut une expérience épouvantable », me confessa-t-elle. « J’ai cru que j’allais mourir par arrêt cardiaque.. ; J’ai passé mon week-end à pleurer, malheureuse comme je ne l’ai jamais été ». Pour la consoler, je lui dis que l’appropriation imaginaire de l’objet interdit de son désir était ce qui avait suscité cette violente réaction d’angoisse. D’autant plus qu’elle avait affronté toute seule l’interdit paternel. C’est ainsi qu’avec mes encouragements et sous ma « protection », elle se remit à dessiner. Elle consacra cette séance-là à dessiner avec application une fleur qu’elle voulait très belle et qui fut une réussite. La séance suivante, dont la durée excédé le temps prévu à cette effet, devait être consacrée à la représentation d’un paon. Ce fut une véritable création plastique qu’elle commenta longuement, en termes de parade, de séduction, de charme et de conquête de la partenaire. « Chez le paon, me dit-elle, la cour se fait aussi longtemps que possible. Il n’y a pas de brusquerie ou de violence ».
Au cours de cette séance qui se déroula dans un climat de détente et d’échange libre, notre patiente développa une conception plutôt idéaliste des rapports des sexes. Le sexe mâle incarné par le paon utilise la séduction et non la violence pour arriver à ses fins. Et me faisant remarquer qu’à l’opposé de la diaprure des ailes son paon était quelque peu sombre, elle me fit comprendre qu’elle avait, malgré son idéalisme évident, les pieds sur terre et qu’elle n’avait pas gommé la part de l’agressivité dans sa conception du mâle. Détail dont je ne m’étais pas rendu compte et qu’elle fut heureuse de me communiquer. Tout en me réjouissant que notre patiente prenne en compte la composante agressive des rapports des sexes, j’espère qu’elle parviendra à évacuer, par la combinaison de l’activité plastique et de l’expression verbale, les fantasmes sadiques qu’elle prête à l’homme et qui l’obligent au rejet de l’acte sexuel.
C’est avec ce premier cas que nous avons décidé d’étendre notre technique fondée sur la médiation de l’activité plastique à nos patients. Nous donnerons le nom de Moussa à ce jeune homme d’une trentaine d’années, agent de bureau de son état, qui avait de graves problèmes relationnels et qui souffrait d’une impuissance aussi bien intellectuelle que sexuelle.
Après quatre années de psychothérapie, bien qu’il nous eût épaté par sa virtuosité à s’analyser, le patient ne paraissait pas progresser, continuant à se plaindre amèrement de ses problèmes.
Devant son désespoir, je lui proposai d’essayer de décharger les pulsions agressives refoulées qui visiblement faisaient échec à ses efforts d’abréaction et de symbolisation, au moyen de l’activité artistique.
Il accepta volontiers mais insista pour que je lui procurasse le matériel : ciseaux, cutter, cartons, pot de couleur, colle, etc. Comme je voyais qu’il hésitait à acheter lui-même ce matériel (probablement parce qu’il n’était pas prêt à assumer son propre sadisme refoulé), je le mis à sa disposition.
Alors, comme l’aurait dit Mélanie Klein, ce patient déploya sous nos yeux tous les moyens que peut déployer le sadisme pour se satisfaire : il se mit à découper les cartons en disant qu’il découpait sa mère, cette femme qui l’avait tant dominé, allant lui faire accomplir les tâches traditionnellement réservées aux filles ( vendre de l’eau glacée ou des oranges pour son compte à elle), qui le réveillait nuitamment pour le battre, parce qu’il lui arrivait de sucer sa langue en dormant ! « Qu’est-ce que tu manges en pleine nuit ? Tu es un petit sorcier et avec tes congénères invisibles tu es en train de manger de la chair humaine ».
Notre patient ne se contentait pas de découper symboliquement sa mère en morceaux, il la barbouillait de merde-peinture (elle n’aimait pas être salie par lui), il pissait sur elle en déversant le seau d’eau sur les cartons, il la foulait aux pieds. Tout cela dans un état de passion plus ou moins contrôlé. En fin de séance, note homme se sentait obligé de recoller les morceaux et de ranger le carton reconstitué (la mère réparée) qu’il considérait comme une œuvre d’art.
Il continua ainsi pendant 2 mois environ, à raison de deux séances, d’une durée indéterminée, par semaine. Les séances ne prenaient fin que lorsqu’il le demandait, lorsqu’il croyait avoir eu son compte de jouissance anale. Nous terminions finalement la séance par un échange au cours duquel je tentais de lui verbaliser la signification inconsciente de son activité.
L’état de cet homme s’est beaucoup amélioré. C’est aujourd’hui un homme dynamique qui a récupéré tout son potentiel d’activité. Depuis quelques mois il vit en ménage avec une jeune femme dont il dit qu’elle lui donne toute satisfaction. Il continue toutefois de poursuivre ses séances de psychanalyse verbale tout en exprimant le désir de revenir à la peinture (qu’il a délaissée depuis un an) pour l’aider à élaborer le fond de sadisme refoulé qui l’empêche de maitriser pleinement ses facultés de symbolisation qui lui paraissaient insatisfaisantes dans la réalisation de ses ambitions personnelles.
Un autre de nos malades, Koffi, la quarantaine, ne put émerger du conflit cruel où il était enfermé avec sa mère qu’en ayant recours à la médiation de l’activité artistique. C’est sous la forme de l’affrontement avec la matière picturale dans l’arène du support qu’il engagea le combat imaginaire avec la mère anale.
Les « enfants » nés de ce combat furent des représentations graphiques du sexe féminin à caractère hautement pornographique. Ces images crues du sexe convoité, produits de son propre inconscient, devenaient ensuite l’objet de ses délies érotiques. Il contemplait ces objets partiels, les interpelait et engageait avec eux un dialogue imaginaire du type : « si je t’avais réellement sous la main tu verrais ce que je ferais de toi… ». Son imagination en branle devenait alors la maîtresse d’une situation qui lui échappait dans la réalité. C’est ainsi, je crois, qu’il apprenait à être actif, du moins au plan imaginaire, lui qui dans la réalité de ses rapports avec les femmes se trouvait écrasé, « chosifié » selon son expression favorite
Plus tard, il ajouta à ses peintures réalistes du sexe féminin des représentations du sexe masculin en érection, parfois planté dans l’autre : un rapport sexuel imaginaire dans lequel, évidemment, il jouait le rôle dominant.
Il est évident que la stratégie analytique, axée sur le primat, pour ne pas dire sur l’exclusivité du verbe, n’intéresse que les patients entrés dans l’Œdipe et qui présentent des difficultés pour les résoudre. En possession du système symbolique, mais ayant des difficultés à le maîtriser pour des raisons justement liées à l’Œdipe, ils ne paraissent pas avoir d’autres moyens que le Verbe, c’est-à-dire la parole articulée sur le Langage, pour résoudre leur problème, pourvu que finalement, ils se soumettent à la « loi du Père ». A ceux-là seuls pourrait être appliqué le mot de Lacan selon lequel l’inconscient est structuré comme un langage et qu’il leur suffit de parler ou d’associer librement les signifiants pour accéder à leur structure inconsciente, condition de leur guérison. Mais pour ceux qui n’ont pas fait leur entrée dans l’Œdipe et pour qui l’inconscient n’est pas suffisamment ou pas structuré, la parole est-elle toujours la voie royale d’accès à l’inconscient ?..pour les autistes,les psychotiques et les prépsychotiques ?
L’application sereine de la psychothérapie verbale comme moyen thérapeutique supposerait la prévalence du stade oedipien dans l’état actuel de l’évolution de l’homme. A tout le moins de l’homme occidental. Ce qui reste à vérifier et à prouver.
La primauté du stade anal nous a semblé plutôt se dégager de nos observations cliniques. Nous n’avons pas perçu de différence de structuration fondamentale entre l’homme du Sud et l’homme du Nord : observations cliniques qui me paraissent d’ailleurs justifiées par l’état de notre civilisation actuelle, fondée sur le règne de l’argent-roi et de la violence (anale) sous toutes ses formes. A nos patients fixés à ce stade nécessaire d’évolution, il nous a paru difficile d’appliquer avec profit la psychanalyse verbale.
Et c’est tout naturellement que s’est imposée à nous la nécessité de prendre en compte la phase pré-verbale qui nécessite cet autre moyen d’approche que représente la technique de l’art-plastique comme moyen d’accès à la prise de conscience en psychothérapie.
Cette technique met l’accent sur cette nécessité de la décharge pulsionnelle préalable à l’organisation de l’équipement en « beaux-restes » dont l’essence est le langage. Ainsi notre technique fait-elle une part belle à la sublimation de la jouissance (manipulation-destruction préalable) et à l’articulation finale des formes-langage, nécessitée par la médiation du Verbe, ce postulat fondamental de la psychanalyse oedipienne.
En conclusion, nous dirons que l’activité plastique, en devenant créatrice de formes-langage grâce à la médiation du Verbe, introduit le patient fixé au stade préverbal au champ symbolique où il pourra enfin poser son Œdipe et s’efforcer de le résoudre, sans jamais, il est vrai, se passer totalement des ressources du pré-verbal.
Zirignon Grobli
psychaalyste, psychart-thérapeute