Enfant, je me souviens quel émoi suscitait le nom de « Lucifer » dans mon jeune cœur. Chaque fois que j’entendais ce nom, je me représentais un être mi-homme mi-bête, hideux, sournois et maléfique. J’avais l’esprit colonisé par des images hollywoodiennes qui mettaient en scène cet être rouge, parfois noir, répugnant, à qui l’on plaçait des cornes et une queue pointue et qui était censée appuyer le caractère fourbe du personnage. Partout sur les images chrétiennes, choses que je fréquentais assidûment en ce temps-là, je trouvais un Jésus blanc entrain de parlementer avec cet être hybride, noir, et qui suggérait au « Sauveur » la possession de tout ce qui devait entraver le Salut de nos âmes. J’étais loin alors de me douter de l’erreur dans laquelle m’avaient plongé ces visions artistiques, romanesques, sorties de cerveaux malades, pilotés par l’idéologie raciale commune en certains siècles, et qui plaçaient l’homme et la femme noirs dans la figure du mal incarné.
Cette nourriture malsaine qui empoisonne les jeunes esprits dès le commencement de la vie spirituelle aura fortement contribué à établir chez nombre d’Africains la figure de Lucifer. L’Histoire est encore le sûr moyen par lequel l’émancipation adviendra car, le personnage de Lucifer, dans les faits, se trouve aux antipodes de l’imagerie véhiculée par l’iconographie et l’exégèse filandreuse des religions abrahamiques. Il s’est joué, à travers lui, une forme d’inversion des valeurs que cet article se donne le soin de clarifier.
« Lucifer » est un terme formé à partir du latin lux signifiant lumière et du verbe ferre signifiant porter; ainsi, « Lucifer » littéralement signifie le Porteur de Lumière. La Lumière dans ce cas a le sens deConnaissance et doit aussi être comprise comme le contraire de l’obscurité, de la nuit. Nous verrons que les deux sens sont admis pour caractériser le Lucifer, le porteur de lumière. Dans les religions aujourd’hui dominantes, à savoir le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, la première manifestation deLucifer, devenu un synonyme pour le Diable, a lieu dans le Livre de la Genèse qui met en scène le couple Adam-Ève et le Serpent. La pomme, l’objet de la discorde, fut mangée par le couple sur invitation du Serpent, et cette nourriture les fit instantanément prendre connaissance de leur état de nudité. La pomme est l’objet qui figure la Connaissance perçue comme le contraire de la Foi car le couple Adam-Ève n’a pas eu foi dans les paroles du dieu biblique qui interdisait de manger du fruit de l’arbre de la Connaissance et à préférer suivre les recommandations du Serpent. On trouve ici exprimé une idée qui constitue aussi la ligne de démarcation entre les traditions méridionales, initiatiques, fondées sur la Connaissance dont l’emblème est le Serpent, et les traditions septentrionales (nordiques), dogmatiques, fondées sur la Foi dont l’emblème est l’aveuglement. Le triomphe de la Foi au détriment de la Connaissance a voulu se faire par l’image de la pomme.
En effet, le terme « pomme » trouve son origine dans le latin pomum traduit par « fruit ». Le terme pomumdérive du grec pôma signifiant ce qu’on boit, que nous faisons correspondre à la tradition « eucharistique » du rituel dionysiaque où le vin fut l’image même du sang du dieu démembré par les Titans. Ainsi, trouve-t-on maintenu le lien entre la pomme et la Connaissance, car faut-il le rappeler, les rituels dionysiaques furent essentiellement inspirés de la tradition liturgique de la vallée du Nil et du personnage d’Ousiré (Osiris) comme l’a fait observé Hérodote qui fréquenta les berges du Nil vers 450 av. l’E.E. Pour dire « pomme » le latin utilise indistinctement les termes « pomum » ou « malum »; c’est de ce deuxième terme, « malum », que dérive malus signifiant mal, ce qui est mauvais. Ainsi, trouve-t-on curieusement la Connaissance identifiée à ce qui est mauvais; une impossibilité si l’on adopte le point de vue de la tradition kémite qui vérifie l’accession au divin par les moyens de la science et du rationalisme et non ceux de l’ignorance et du dogme comme semblent le suggérer les religions de la foi.
Pour les religions de la foi, « Lucifer » est le prolongement du Serpent qui, par l’image de la pomme, apporte la Connaissance, c’est-à-dire la Lumière au couple Adam-Ève. Ce rôle, en soi, n’a rien d’inédit puisque Prométhée le tient dans ce qui deviendra la mythologie grecque. En effet, Prométhée est le Titan qui apporte le savoir divin, le feu sacré de l’Olympe, c’est-à-dire la lumière, à l’Humanité, et qui doit pour cela souffrir d’une perpétuelle punition en ayant le foie dévoré chaque jour par un aigle ou un vautour; le foie en effet, est l’un des organes humains ayant cette capacité de se régénérer tout seul après une lésion. Zeus maudissant Prométhée c’est le dieu biblique maudissant le Serpent pour les mêmes motifs; le foie rongé par l’aigle c’est la foi rongée par la Connaissance. L’Aigle ou le Vautour c’est l’emblème de la Connaissance absolue dont l’ignorance est la quotidienne proie.
Devenir un Ousiré (Osiris) est l’ambition de tout Kémite; et le Serpent est l’adversaire, l’épreuve que le Kémite doit travailler pour atteindre ce noble objectif. La Connaissance est le gain de cette quête, mais la Connaissance est d’une jouissance divine, le joyau gardé par le Dragon, le secret qui donne la vue et qui, une fois révélé, condamna le Serpent et Prométhée à des souffrances sans fin. « Le dragon est le gardien du temple. Sacrifie-le, écorche-le, sépare la chair des os et tu trouveras ce que tu cherches » dit le manuscrit alchimiste 2.327 (Marcellin Berthelot, Les Origines de l’Alchimie, p.58). Cette recommandation s’inscrit dans la pure tradition ancestrale kémite qui place la Connaissance au bout du cheminement vers la Divinité et contredit l’idée de foi omniprésente chez les peuples abrahamiques.
L’Histoire atteste d’un fait qu’il faut maintenant préciser : c’est seulement tardivement, et par un développement romanesque qui n’a rien à voir avec l’orthodoxie même, que l’image de Satan, dont nous avons à plusieurs reprises précisé le contour, fut associée à celle de Lucifer.
Lucifer est le nom que les Romains donneront à Éosphoros, « le porteur de lumière de l’est/de l’aurore », ou Phosphoros, « le porteur de lumière », dieu de la mythologie grecque qui fut associé à Vénus, l’Étoile du matin, l’étoile du Berger. Rappelons qu’en réalité « Lucifer » n’est pas un nom mais un qualificatif pour la divinité, car on trouve ce terme associé à des déesses telles qu’Aurore, Artémis ou Hécate qui sont des « Lucifer », des « Porteuses de Lumière » ; le personnage de Jésus, dans les premiers temps du Christianisme, portait lui aussi le titre de Lucifer, appelé Christus verus Lucifer [1], c’est-à-dire Christ levéritable porteur de lumière, la forme nominative « véritable » suggère qu’il avait des concurrents au moment de sa formation, en l’occurrence ces déités grecques et romaines que le Christianisme, sous la plume de Constantin Ier, viendra bannir des habituelles dévotions.
Vénus, « Lucifer », « le porteur de lumière », est la planète qui annonce l’éminence du jour puisqu’elle précède, à l’horizon oriental, le Levé ou la Naissance (la Résurrection) du Soleil. Vénus est aussi appelée « Noctifer », « le porteur de nuit » au moment de la tombée de la nuit. Vesper,Hesperus, Nocturnus, sont des noms qui lui sont appliqués, indiquant par là sa nature double en tant qu’étoile du matin et étoile du soir.
Dans les Mystères d’Éleusis, c’est Hécate, c’est-à-dire Lucifer, qui accompagne Déméter dans l’Hadès une torche à la main, à la recherche de Perséphone, la fille de la Déesse enlevée par Hadès, le dieu des Enfers. La place de Lucifer dans les Mystères d’Éleusis revient à celui ou celle qui éclaire le jeune myste dans sa quête et lui permet d’accéder à la Connaissance. Nous retrouverons plus tardivement cette idée dans la quête des œufs de Pâques, les œufs ayant le rôle de Coré, l’autre nom de Perséphone, enlevé par Hadès, ou celui d’Ousiré (Osiris), démembré et éparpillé par Seth aux quatre coins du « Jardin » qui tient lieu et place des Deux-Terres. Cette scène liturgique à caractère initiatique était rejouée chaque année par les prêtres et les initiés sur les berges du Nil qui, torches à la main, se retiraient dans les sanctuaires consacrés à Aseta (Isis) aux heures du soir et reparaissaient à minuit, annonçant que la Vierge avait enfanté. Georges Frazer revient sur cette tradition : « Les fidèles se retiraient dans certains sanctuaires secrets d’où ils sortaient à minuit en poussant un cri strident : La Vierge a enfanté! La lumière croît! Les Égyptiens se représentaient même le soleil nouveau-né par l’image d’un petit enfant qu’ils montraient à ses adorateurs le jour de sa naissance, au solstice d’hiver » (Georges Frazer, le Rameau d’Or, tome 2). Coré ou Perséphone, la fille de Déméter, la Proserpine des Romains, c’est Ousiré (Osiris) et Hor (Horus) réunis dans un même symbole : l’œuf.
L’origine de l’œuf associé aux célébrations de Pâques est établie comme suit : « La légende d’Osiris fut encore pour l’œuf un motif de vénération pour les croyants de l’Égypte, note Eugène Dognée. Du germe producteur du monde, jusqu’aux naissances humaines, l’œuf exprimait l’apparition de la vie. On conta qu’Osiris était né dans l’étroite prison d’une coquille d’œuf. Les pontifes déduisirent de ce récit que l’objet symbolique rappelant l’origine merveilleuse du Dieu devait lui être consacré et constituait l’offrande la mieux choisie » (Eugène M.-O. Dognée, Bulletin et Annales de l’Académie d’Archéologie de Belgique, p. 512).
Fawzia Assaad apporte des précisions rapportées à la Passion d’Ousiré (Osiris). L’auteure Égyptienne note : « le cercle de la vie et de la mort s’exprimait dans la tragédie d’Osiris comme le corps mystique du Dieu, lui-même représenté sous la forme d’un cercle. Quand Seth tua Osiris, il disloqua ses vertèbres en plusieurs endroits, fléchit ses jambes, força la tête entre les cuisses, l’enchaîna dans des cordes, l’enveloppa d’un linceul et donna au corps la forme d’un œuf, d’un très grand œuf. Osiris renaîtra de son œuf et l’œuf deviendra symbole de résurrection. Dans le rituel du mois de Khoïak, à Dendérah, on donnait à l’image d’Osiris Sokaris la forme d’un œuf et on l’enveloppait de feuille de sycomore – symbole de la déesse Nout – pour qu’il naisse de nouveau (Fawzia Assaad, Préfigurations égyptiennes de la pensée de Nietzche, pp. 51-52). Ceci explique encore pourquoi la tradition des œufs de Pâques fut premièrement portée par la chrétienté Copte comme l’atteste du reste le Bulletin et Annales de l’Académie d’Archéologie de Belgiqueau chapitre consacré à l’origine de cette pratique, elle fut dans la continuité des rituels du mois de Khoïak consacré au Grand Noir pendant les millénaires qui précèdent la naissance des religions de la foi.
L’on ne peut traiter d’un tel sujet, en l’occurrence de la fête de Pâques, sans mentionner une différence de symbole constatée entre le Judaïsme et le Christianisme : la Pâque juive célébrant la Sortie d’Égypte, et les Pâques chrétiennes célébrant la Résurrection du personnage de Jésus. Quoiqu’en apparence différente, la symbolique de ces deux célébrations est la même, il s’agit d’une naissance. La traversée des eaux bibliques doit être associée à la traversée du liquide amniotique au moment de la naissance, tout comme la sortie de la grotte du personnage de Jésus est celle de la sortie du sein maternel, la grotte faisant invariablement référence à la mère, la Vierge.
Sur l’aspect historique de la Sortie d’Égypte tel que rapporté par la Bible, nous avons, par bien des aspects, démontré son impossibilité au regard des faits et établi les éléments qui la font correspondre à une fable initiatique; nous n’y reviendrons donc pas. Et l’on retrouve encore trace de cette tradition initiatique de la traversée avec les récits mythologiques des peuples kémites qui mettent en scène la traversée d’un fleuve ou d’un arbre, les deux symboles renvoyant invariablement à la figure du sein maternel. C’est le cas des Baoulé avec la reine Pokou ou celui des Ekañ avec Mani Tsogo, le modèle du Moïse biblique. En outre, cette correspondance se trouve confortée par le fait bien établi que l’autre nom de la reine Pokou est Aura, ce qui la met directement en lien avec l’Aurora des Romains, c’est-à-dire Éos, l’Aurore, dont nous avons par ailleurs établi l’identification avec la planète Vénus. La grotte, quant à elle, que l’on retrouve avec le personnage de Jésus, est aussi présente dans les traditions kémites antérieures à tout contact avec le Christianisme et ses missionnaires. Les grottes kémites présentent les mêmes aspects que la grotte biblique, l’association au sein maternel; ce qui atteste d’une origine traditionnelle commune que nous situons dans la Vallée du Nil. Pâque se dit la fête du passage dans la tradition hébraïque; il s’agit du passage du Soleil des signes inférieurs aux signes supérieurs tel qu’énoncé par le Zodiaque de Dendérah à Kemet.
Ceci étant posé, on se rend bien compte que la quête des œufs de Pâques est une adaptation ultérieure de la quête d’Aseta consacrée au corps d’Ousiré (Osiris), ou celle de Déméter consacrée à Coré, la matière perfectible.
Éosphoros, fils d’Éos et modèle du Lucifer romain, est au fondement de la fête de Pâques, car « Pâque », « Easter » en anglais, dérive du nom « Éos » désignant l’Est, là où le Soleil re-naît.
Éostre, divinité saxonne dont l’emblème est le lièvre, n’est autre qu’Éos, l’aurore de la tradition romaine, l’Aura de la tradition Baoulé. Laura est le nom latin pour Laurier, symbole solaire, attribut d’Ousiré (Osiris) et d’Apollon, lui-même étant une figuration grecque d’Hor (Horus), fils d’Ousire. Avec l’œuf, le lièvre est le symbole de la fête de Pâques.
[1] Laurent Vissière, Historia Spécial n°98, page 6.